ROGER WATERS « Rencontre avec Roger Waters pour « Pink Floyd, The Wall » … », Le Monde, 17 July 1982.


Les briques de The Wall ne posent pas tant les bases d'une réflexion qu'elles lancent les signes d'une vie, celle de Roger Waters qui se définit lui-même comme un enfant de la seconde guerre mondiale qui a suivi l'évolution de l'Europe occidentale au rythme de ses espoirs et de ses désillusions. The Wall tente de montrer comment un individu s'isole du monde parce qu'il en a peur. Mais aussi comment les sociétés arrivent à se couper des êtres qui les composent parce qu'aveuglées par la compétition, accaparées par une pression qu'elles ne contrôlent plus, elles ne perçoivent plus ni ne répondent à leurs besoins .


Dans le studio des Who, sur les bords de la Tamise, Pink Floyd commençait le 1er juillet l'enregistrement d'un nouvel album. Rick Wright, l'homme des claviers, était absent, Nick Mason, le batteur, attendait le bon vouloir de Roger Waters, s'adressant à lui presque comme à un patron. Seul David Gilmour, le guitariste, qui compose encore un peu, n'est pas réduit au rôle de simple exécutant dans un groupe, pourquoi ne pas dire une entreprise, qui répond exclusivement aux aspirations de Roger Waters. 

« Oui, je suis intéressé par le pouvoir, dit Roger Waters, en termes de travail. Les choses doivent être faites et il est très difficile de créer à plusieurs. L'idée du groupe démocratique est un leurre qui a fait son temps dans les années 60, mais ça n'a jamais vraiment existé. Au début, Pink Floyd était le groupe de Syd Barrett, aujourd'hui c'est le mien. Ce qui ne veut pas dire que les autres n'ont pas droit à la parole . Pink Floyd a beaucoup changé. A la fin des années 60 nous nous contentions de fabriquer un joli bruit, ce qui était O.K., mais ça devient lassant à la longue. A mesure que l'on vieillit, l'évolution, la maturité, l'expérience permettent de traduire  les sentiments de façon plus concise, plus exacte, on est à même de s'exprimer plus clairement, avec plus de puissance. Non, ce n'est pas l'argent qui me pousse à faire les choses, encore qu'aujourd'hui l'argent est une façon de mesurer le nombre  de personnes que l'on touche. En dépit, mais surtout à cause de son importance, Pink Floyd subit des pressions terribles. L'industrie musicale est un monstre haïssable ».


La gueule d'un loup, le visage long et anguleux, les yeux enfoncés dans des cavités profondes, les cheveux longs, leader du groupe qui vend peut-être le plus de disques dans le monde (son record étant 17 millions d'exemplaires pour « Dark Side of the Moon »),  Roger Waters mène une existence retirée, fuyant les photographes comme la peste: « Çà ne me facilite pas la tâche », explique son attaché de presse, « mais ses arguments sont inattaquables : le premier étant qu'il ne veut pas mourir comme John Lennon, le second qu'il peut marcher tranquillement dans la rue sans être harcelé et vivre normalement sans que sa famille soit inquiétée ».


L'individu est aussi avare de ses interviews : « Toutes mes chansons », dit-il, « tournent autour des relations entre les êtres, haine et amour, homme et femme, la difficulté à communiquer, à trouver sa place dans la société, le besoin de traduire ma vie, mes sentiments, de dire ma frayeur à me montrer au reste du monde... C'est pourquoi j'écris des chansons. Je crois qu'elles expriment mieux ce que j'ai en tête que je ne pourrais le faire devant un journaliste. 

Je ne suis pas un politicien ni un philosophe, je ne tire pas de conclusions. Ce que je dis est terriblement confus, parce que je suis ainsi, à l'image de The Wall, empêtré dans la confusion. Pendant longtemps,  j'ai refusé les entretiens parce que j'avais l'impression de divaguer. Je suis plus confiant aujourd'hui, je m'accepte mieux. Je suis un fou... parfois ».


The Wall est né à l'automne 1977, au terme d'une tournée (la dernière) américaine du Pink Floyd dans des stades de quatre-vingt mille à cent mille personnes. 

« Il fallait que j'exprime mon insatisfaction », explique Roger Waters. « Le comportement du public dans un stade montre à quel point les gens répondent à une idée stéréotypée qu'ils ont d'un concert de rock et non pas à ce qu'un groupe joue réellement sur la scène. Il y a un terrible fossé entre ce que l'on fait et ce qu'ils reçoivent, ça pourrait être n'importe quoi, n'importe qui. Ce genre de concert n'a plus rien à voir avec la musique, l'important est d'être tous dans le même endroit, ce sont des rites religieux, on va voir des divinités. Les gens entretiennent une relation complètement mécanique avec la musique, la même qu'ils entretiennent avec la télévision, par exemple, superficielle, facile, passive. Ça n'apporte rien à personne, ni au groupe, ni au public, excepté de l'argent, qui reste le seul argument de ces concerts gigantesques. Ce qui me parait malsain.

Il est facile pour le rock, où l'attente est si minime, de tomber là-dedans. Le rock est un fabuleux théâtre de manipulation ; je crois qu'en payant 100 francs une place pour apercevoir des musiciens à une distance ridiculement lointaine et entendre approximativement, les gens font un marché de dupe. Quand je joue en public, j'aime que les choses soient totalement sous contrôle, je veux que le son soit très bon, que les gens soient en mesure de voir et d'entendre clairement, ce que les stades  rendent impossible quand les gens hurlent et se lèvent pendant les morceaux, c'est pourquoi nous avons arrêté nos tournées il y a six ans.

En un premier temps, c'est pour la scène que j'ai eu l'idée du mur. Pink Floyd a donné une dizaine de concerts à Londres et à New-York dans des salles de quinze mille personnes. A la fin du premier morceau, le public s'apercevait avec stupeur qu'il était en train d'acclamer un autre groupe, car les vrais musiciens du Pink Floyd entraient en scène pour remplacer les faux, habillés de la même façon. Pendant la première partie du show, le groupe disparaissaient progressivement derrière un mur gigantesque construit sur le devant de la scène.

La seconde partie, avant que le mur ne s'écroule, était interprétée par huit Pink Floyds. En nous coupant totalement du public, ce mur était une très bonne façon de matérialiser le fossé, 

une façon de dire: « Regardez, ce que je joue et ce que vous entendez est différent, nous ne sommes pas là pour les mêmes raisons ». Ils forçaient aussi les gens à écouter. 

C'était un bel effet théâtral mais ça n'était pas suffisant, il fallait autre chose derrière ce mur. Alors je l'ai appréhendé comme un symbole : il me fallait construire une histoire à partir de ce mur qui traduirait ma différence et, par extension, celle des autres ».


Cette histoire transporte les traumatismes de Roger Waters sur fond biographique, presque des clichés tant ils réunissent les thèmes obsessionnels de base. Pink, héros du film, s'abandonne aux souvenirs, prostré devant un téléviseur qui crache la guerre comme un leitmotiv. Souvenirs évoqués par les chansons dont les thèmes posés bout à bout sont les briques qui consolident le  mur : un père disparu sur le front (Ramenez les garçons à la maison), une mère exagérément expressive (Maman va t'inculquer toutes ses peurs), des professeurs tyranniques (Nous n'avons pas besoin d'éducation, laissez les enfants tranquilles) 

« En Angleterre, précise Roger Waters, depuis quelque temps, on est revenu à un système d'éducation empirique, très répressif, avec l'espoir improbable de retourner aux anciennes valeurs - le prestige et la gloire - et de sauver  un pays qui se décompose, sa femme qui le trompe tandis qu'il est en tournée, etc … »

 

Pendant le tournage de « The Wall », on a pratiqué l'accouchement en douleurs ; pour Alan Parker, « travailler avec Roger Waters est très productif, sans dire que c'est plaisant ». 

« Évidemment que ça ne l'était pas », rétorque le musicien, « j’ai choisi Alan Parker en premier lieu parce qu'il était anglais et qu'il avait le désir de tourner un film sur le rock. J'avais aussi aimé Midnight Express. Je n'ai jamais interféré sur le tournage, mais chaque soir j'assistais aux rushes. Mon coeur saignait, il fallait argumenter pendant des heures pour qu'il adapte mais ne détourne pas mes idées. Alan Parker, c'est la différence entre un sculpteur et un charpentier, c'est un excellent technicien mais ... Néanmoins je suis satisfait du résultat. La réalisation d'un film est totalement différente de celle d'un disque, le timing est plus draconien, on ne peut pas se permettre d'essayer les choses à l'infini, de les abandonner et d'en recommencer d'autres.  Il faut un plan de travail très serré. Alan Parker était très efficace pour cela, c'était un monde nouveau pour moi. Oui, je voulais le film aussi violent mais peut-être pas aussi chargé »


D'après Bob Geldof, le chanteur des Boomtowns Rats, dont ce sont les débuts à l'écran, et qui joue le rôle de Pink : « C’était un combat de tous les jours. Je crois que les deux hommes se haïssaient, mais ce sont des gentlemen. Alan était peu enclin à inclure des dessins animés, il n'était pas très favorable à la collaboration de Gerald Scarfe » (dessinateur politique du Sunday Times et de Time Magazine, Scarfe est le responsable de l'animation superbe du film, qui avait déjà été l'une des composantes du show).  Mais ce sont pourtant ces affrontements perpétuels, cette lutte d'ego entre les trois personnalités, un peu celle qui existe dans un groupe de rock, qui font l'originalité du film, sa diversité. 

« L’une des choses les plus intéressantes avec le rock, c'est qu'on peut faire tomber quelques barrières », dit Roger Waters. « Il est plus facile d'assimiler une chanson qu'un livre, les livres demandent une certaine éducation, les gens lisent souvent parce que, dans leur famille, on lisait. Le rock est immédiatement assimilable. J'ai cherché pendant longtemps le moyen de toucher beaucoup de gens sans être obligé de passer par les stades.

Puisque je ne peux plus exprimer mes sentiments sur la scène, le cinéma est un bon médium pour le faire. Les gens peuvent s'asseoir, voir, entendre de façon optimale, ce qui veut dire, peut-être, comprendre mieux, ne pas se laisser abuser, ne pas se satisfaire seulement d'un mythe ».